mercredi 9 mars 2011

Naissance d'un pont

Vous imaginez un immense chantier au milieu d’une Californie imaginaire ? C’est ce que nous raconte Maylis de Kerangal dans son nouveau roman Naissance d’un pont. Déjà connue avec Corniche Kennedy (paru en 2008 aux éditions verticales) qui avait remporté un franc succès, elle nous donne ici l’occasion de pouvoir à nouveau apprécier son véritable talent. La preuve, c’est qu’elle a reçu le prix Médicis pour ce livre.

Avec Naisssance d’un pont, elle nous plonge au cœur d’un gigantesque chantier où accourent un grand nombre d’ouvriers des quatre coins du monde. Nous pénétrons ainsi dans ce chantier à travers le regard d’une dizaine de ces ouvriers. Leurs destins entremêlés, nous permettent de suivre pas à pas la construction de ce pont pour la ville de Coca tout comme le rythme du livre dont chaque partie représente une étape de la construction. Ce chantier de la démesure qui semble avancer rapidement rencontre des difficultés comme la migration des oiseaux qui va entraîner un arrêt de trois semaines ou encore la grève des ouvriers qui veulent une augmentation de salaire. C’est un livre emprunt d’humour et de réalisme. Il dresse un état de notre monde actuel assez déplorable entre chômage et périodes de crises. Malgré tout, l’auteur réussit en glissant des scènes assez cocasses et drôles à nous ramener à Coca, cette ville imaginaire, dans le quotidien de Georges Diderot, le chef de chantier, Sanche Cameron le grutier, Summer, « la fille en charge des bétons », Katherine Thoreau, une ouvrière qui vit avec sa petite famille non loin du chantier et Jacob, un fervent défenseur de la nature. Ces ouvriers ont fort à faire pour ne pas décevoir John Johnson (dit le Boa), maire de Coca qui veut faire de sa ville, la plus grande des États-Unis. Grâce à une écriture dense mais agréable, Maylis de Kerangal veut montrer la démesure de ce chantier et ainsi nous faire prendre conscience de la complexité du monde dans lequel nous vivons.

L’épopée haletante de notre siècle à travers le destin d’un homme et de l’aviation.

Le Siècle des nuages, Philippe Forrest, Gallimard.

Ce roman de 550 pages est l’œuvre de Philippe Forest, professeur ès lettres et auteur remarqué de L’Enfant éternel et de nombreux essais.

L’histoire retrace à la fois la vie de son père, aviateur, et celle de l’aviation au cours du XXe siècle.

On y voit les balbutiements de l’aviation, on revit l’enthousiasme et l’espoir suscités par cette invention puis son basculement dans la barbarie lors de la Seconde Guerre mondiale. Viennent ensuite les lendemains qui chantent où l’aviation sert à relier les hommes. Le père de l’auteur devient alors pilote de ligne après avoir été dans l’armée de l’air, souvent absent, silencieux et énigmatique.

En parallèle, l’auteur dresse le portait de son père, ballotté par les évènements, sans prise directe sur son destin. Mais c’est un portait apaisé et respectueux en forme d’hommage à un homme récemment décédé.

Ce roman s’adresse à un public initié qui pourra sans difficulté apprécier le travail sur la structure et le style des phrases. En effet, l’auteur puise dans la longueur des phrases l’intensité nécessaire pour décrire le flux intense de pensées de son père, à la manière du monologue intérieur propre à l’œuvre de James Joyce.

Ce procédé lui permet d’explorer « l’infini possibilités des possibles » à savoir les multiples facettes qu’auraient pu prendre une action si son père avait fait des choix différents.Il met ainsi à jour l’impossibilité d’accéder à la vérité sur son père, malgré le truchement de la fiction car tous ses souvenirs paraissent faussés.

Toutefois, en dépit de ce constat, la littérature apparaît comme le seul moyen d’accéder à son père. Conscient de la futilité des mots face à la mort, l’auteur ressent pour autant la nécessité e les exprimer pour rendre hommage à son père et lutter contre l’oubli : « contemplant ce corps […] se disant cependant que cette dépouille ne suffit pas, qu'il y manquait des mots – même insignifiants ou impropres. […] seulement afin de manifester une fois, une seule fois que quelque chose aura été dans le temps contre quoi le temps lui-même, quand il aura effacé la chose, n'aura rien pu, n'aura rien pu contre le fait qu'elle ait été. »

Ainsi, au-delà du deuil physique de son père, c’est au deuil des mots de son père auquel l’auteur œuvre dans ce roman, en narrant ses souvenirs incertains, conscient toutefois de l’impossibilité d’atteindre la Vérité.

Incident de personne

Écrire pour les autres, recueillir leurs secrets et en faire son métier, c’est la vie du personnage d’Incident de personne.

Éric Pessan est un écrivain, auteur de romans, de nouvelles et de pièce de théâtre. Il est aussi animateur d’ateliers d’écriture. Il publie depuis 2001, parfois en collaboration avec d’autres auteurs. Il a écrit notamment L’Effacement du monde (2001), Une très très vilaine chose (2006) ou encore La nuit de la comète (2009). Il s’agit du sixième roman d’Éric Pessan.

Ce roman écrit à la première personne met face à face le narrateur et une jeune femme à qui il s’adressera tout au long du récit. La scène se passe dans un train du début à la fin.

Alors que le personnage principal n’a nulle envie de parler durant le trajet, un incident immobilise le train et contraint le narrateur à s’adresser à la jeune femme assise à coté de lui. Le narrateur finit par ne plus pouvoir s’arrêter et dit tout ce qu’il a sur le cœur à propos de sa vie en échec et de son travail, l’animation d’ateliers d’écriture. Son métier l’oblige à recueillir malgré lui les secrets des gens et leurs souffrances, et le mène ainsi à son propre déclin. Incident de personne est l’histoire d’un homme rongé par les secrets d’autrui, condamné à faire siennes des souffrances qu’il accumule à chaque atelier d’écriture. Pour une fois, c’est lui qui se confie à une oreille qui s’efforce d’être attentive. L’arrêt du train incarne pour le narrateur une pause dans sa vie détruite et chaotique.

Ce roman n’est pas un récit mais une multitude de récits que le narrateur nous fait partager en évoquant ses expériences personnelles et professionnelles : une femme battue, la vie sur l’île divisée de Chypre, les souvenirs d’un chypriote face à l’invasion turque… Il nous interroge aussi sur la destruction programmée d’un individu depuis son enfance. Malgré un début difficile, la fin du roman est intéressante et nous fait découvrir la profondeur d’un personnage complexe.

Incident de personne, d’Éric Pessan, est paru en août 2010 chez Albin Michel. Le livre fait 183 pages et coûte 15 euros.

"La Vérité vous rendra livre"

Si vous aimez les auteurs qui ne se prennent pas au sérieux et vous traitent comme un ami auquel ils racontent des blagues, vous devez lire le dernier ouvrage de l’écrivain humoriste Terry Pratchett : La Vérité.

Nous y suivons Guillaume des Mots, créateur du premier journal de la capitale, et donc du Monde, dans son enquête pour découvrir l’auteur d’un meurtre impliquant le plus haut responsable politique de la ville. Cet aristocrate sans-le-sou épris de vérité luttera contre la loi du silence, malgré les menaces et intimidations, en s’attachant l’aide de collaborateurs dévoués comme un vampire photographe, une bigote aux mensurations de pin-up et des imprimeurs nains. Il devra également déjouer la concurrence féroce de tabloïds sulfureux et mensongers mettant en danger la survie de son journal.

25ème tome du cycle des Annale du Disque-Monde, le cadre déjanté dans lequel évolue les personnages est une parodie des classiques de la Fantaisie, comme Le Seigneur des anneaux de Tolkien. Tous les poncifs du genre sont tournés en dérision : nains irascibles et radins, trolls idiots et violents, mages méprisants et avides de pouvoir, mais ce présupposé parodique affiché ne compromet pas la qualité de l’intrigue pour autant.

Jeux de mots et enquête à rebondissements font le sel de La Vérité, même si la qualité des glissements phonétiques n’est pas toujours préservée par le passage de l’anglais au français.

A lire de préférence en V.O.

La Vérité, Terry Pratchett, Pocket, 2010

Le Premier Mot de Vassilis Alexakis, Stock, septembre 2010

Quel fut le premier mot prononcé par l’humanité ? C’est la question que se pose Miltiadis, professeur de littérature comparée français-grec ; mais il meurt avant de le découvrir. Sa sœur reprend donc l’enquête, rencontrant de nombreux spécialistes entre Paris et Athènes, découvrant des langues et des mots nouveaux. A travers cette quête, elle maintient le lien qui l’unissait à son frère et espère tenir sa promesse : lui révéler le premier mot.

Dans ce roman, Vassilis Alexakis renoue avec son amour des mots et des langues déjà à l’œuvre dans La Langue maternelle (prix Médicis en 1995) et Les Mots étrangers. Il offre un récit foisonnant qui regorge d’anecdotes linguistiques, entre approfondissement du français et découverte de langues étrangères – le mot « papillon » se dit faracha en arabe, mariposa en espagnol, pinpirin en basque etc. Cette richesse peut être vue comme un étalage d’érudition de la part de l’auteur mais cette enquête sur les mots, menée par la narratrice qui n’est pas une experte linguistique, nous rappelle que cela peut devenir l’affaire de tous surtout lorsqu’elle se fait sur le mode ludique : « Ne croyez pas que j’aie oublié votre intérêt pour le r. J’ai essayé de deviner pourquoi vous aviez si mauvaise opinion de cette lettre. Je me suis remémoré divers personnages historiques qui auraient pu la marquer par leurs actions funestes, Robespierre, Raspoutine, Ravaillac, le cardinal de Richelieu. (…) Mais il existe aussi des personnages tout à fait sympathiques dont le nom commence par un r, comme Robinson Crusoé et Robin des Bois. » (p. 336)

En plus de la dimension linguistique, ce roman développe une réflexion sur l’absence et comment vivre le manque après la perte d’un être cher. Loin de tomber dans le pathétique, Alexakis revivifie le lien toujours existant entre les vivants et les morts grâce à la mémoire, aux souvenirs et aux promesses faites. Ainsi c’est pour ne pas perdre définitivement Miltiadis que sa sœur reprend l’enquête qui lui tenait à cœur : « Je souhaite en somme, comme je n’ai pas trouvé le premier mot, ne jamais trouver le dernier non plus. » (p. 459)

Un pays à l'aube, Dennis Lehane, Rivages, 2009

Boston 1919. Les États-Unis sont à un moment charnière de leur histoire. Les mouvements syndicaux et anarchistes émergent dans un contexte de crise. Les idées de W.E.B Du Bois et de Marcus Garvey prennent de l’ampleur.

À Boston, ville ravagée par le chômage et la grippe espagnole, les trajectoires de personnages que tout oppose vont pourtant se croiser. Babe Ruth, célèbre joueur de base-ball rencontre dès les premières pages Luther Lawrence, jeune ouvrier noir licencié au retour des salariés blancs partis combattre en Europe. Ce dernier se lie d’amitié avec Daniel Coughlin, jeune flic militant et syndiqué. Fils d’une famille prospère irlandaise, il évolue difficilement entre ses engagements politiques et son héritage familial. Sa relation passionnée avec Nora, émigrée irlandaise qui travaille dans sa famille comme domestique va l’amener à prendre position…

Auteur de Mystic River et Shutter Island, Dennis Lehane rompt avec le genre du polar. Il offre avec Un pays à l’aube, un roman total, une fresque historique qui retrace la construction de la nation américaine. Au travers de ces trois personnages, Lehane raconte comment les vagues d’immigration, les luttes de classes, les mouvements de droits civiques ont permis de remettre en cause un modèle jusqu’alors établi. Boston apparaît comme le théâtre de ces bouleversements. Par la dimension urbaine de son œuvre, l’auteur rend une fois de plus hommage à sa ville natale.

Un pays à l’aube, Dennis Lehane, 2009, Rivages. 762 pages.

Le nord toujours le nord...

Purge Sofi Oksanen

Avec des chiffres de ventes dépassant ceux de Harry Potter en Estonie, le prix du roman Fnac 2010, le grand prix de littérature nordique et le prix Fémina étranger, on peut dire que Sofi Oksanen réussit un nouveaux succès littéraire.

Après avoir exploré les problèmes de l’immigration dans Stalinin lehmät (2003) et les névroses engendrées par la cité urbaine d’Helsinki dans Baby Jane (2005), Sofia nous offre avec Purge une vision peu commune de la seconde guerre mondiale en abordant l’occupation soviétique en Estonie durant cette période.

Dans la lignée de ces deux premiers romans, elle aborde le sujet avec un regard féminin.

Aliide, une vieille femme ayant dans sa jeunesse embrassée la cause du communisme vis la chute de l’union soviétique enfermée dans sa maison guettant d’éventuels pilleurs. Mais son apparente tranquillité se voit troublée lorsqu’un beau matin elle découvre une jeune femme allongée sans connaissance dans son jardin.

La rencontre de ses deux personnages, qui ne s’avère pas si fortuite que l’auteur nous le laisse entendre, va être le point de départ d’un retour dans le passé nous faisant revivre la période de l’occupation Soviétique des années quarante.

Avec une écriture originale et très bien documentée, procédant par flash back, l’auteur nous entraîne dans une découverte progressive de la vie ces deux femmes et de leurs blessures personnelles, propres a leurs époques, laissant au lecteur le soins de se forger sa propre opinion.