jeudi 7 mars 2013

La Route des Flandres, Claude Simon

La route des Flandres, route nationale 17, relie Paris à la Belgique. Le régiment de Georges, le double de Claude Simon dans le livre, l'emprunte pour monter au front en mai 1940. Son unité est désintégrée en quelques instants lors d’une embuscade. Le livre relate alors l’errance d’une poignée de soldats lors de cette débâcle, sur cette route jonchée d’une masse progressivement indistincte de cadavres, de chevaux agonisants, de valises éventrées.

L’originalité, la puissance, la difficulté aussi, de La Route des Flandres reposent sur la combinaison de deux dispositifs contradictoires (Bergounioux) : d’un côté, le retrait du monde, l’apaisement qu’exigent le projet d’écriture, le retour sur soi et l’exploration de sa mémoire, et, en même temps, la déréalisation qu’ils entraînent, le regard flottant dénué de tout enjeu, le temps indéfini dans lequel il baigne ; de l’autre, la conservation intacte de ce qui se passe dans la conscience lorsqu’elle est confrontée à la réalité et ses impératifs, ici l’expérience destructrice de la guerre, le vide intérieur qu’elle implique, l’annihilation des idées qu’elle provoque, et le rejet des livres auquel Georges est conduit.

De cette contradiction émerge un texte chaotique composé de souvenirs ressassés et juxtaposés, enchâssés par le jeu des parenthèses et des tirets, emmêlés par le dérèglement de la ponctuation. Il rappelle la littérature subjective de Dos Passos (L'«oeil caméra» de la trilogie USA), de Joyce (le monologue intérieur de Molly dans Ulysse) et surtout de Faulkner. Tous les souvenirs ne semblent pas se situer sur le même plan. Leur émergence dans la conscience semble s’étager, s’apparentant à des souvenirs, des souvenirs de souvenirs, des souvenirs de souvenirs de souvenirs,... Cette structure en profondeur contraste avec l’étroitesse du regard porté sur le monde à l’instar de « l’étroit rectangle horizontal » (p. 79) que forme une lucarne dans un wagon qui mène George dans un camp de prisonniers.

Ce « tissu de mémoire » - l’expression est de Dällenbach - est exalté, expressionniste encourageant une lecture directe, immédiate, préréflexive. Les séries fragmentaires et répétées de souvenirs forment progressivement dans la conscience du lecteur une image, un motif qui rejaillit instantanément à chaque nouvelle évocation : l’honneur, mais vidé de son sens, la sensualité débordante à laquelle répond le sentiment d’état de guerre permanent, l’écriture confrontée à l’irrationalité. La Route des Flandres paraît résoudre, à sa façon, « l'impossibilité de l’instantané » qu’évoque Gracq au sujet de la littérature comparée à la peinture.

« (...) pensant encore « Comme quoi il [parlant de son père] n’a donc pas entièrement tort. Comme quoi somme toutes les mots servent tout de même à quelque chose, de sorte que dans son kiosque il peut sans doute se persuader qu’à force de les combiner de toutes les façons possibles on peut tout de même quelquefois arriver avec un peu de chance à tomber juste. Il faudra que je le lui dise. Ça lui fera plaisir. Je lui dirai que j’avais déjà lu en latin ce qui m’est arrivé, ce qui fait que je n’ai pas été trop surpris et même dans une certaine mesure rassuré de savoir que ç’avait déjà été écrit (...) » Puis il cessa. Ce n’était pas à son père qu’il voulait parler. Ce n’était même pas à la femme couchée invisible à côté de lui, ce n’était peut-être même pas à Blum qu’il était en train d’expliquer en chuchotant dans le noir que si le soleil ne s’était pas caché ils auraient su de quel côté marchaient leurs ombres : maintenant ils ne chevauchaient plus dans la verte campagne, ou plutôt le vert chemin de campagne avait brusquement cessé et ils (Iglesia et lui) restaient là, stupides, arrêtés, juchés sur leurs échalas de chevaux au beau milieu de la route, tandis qu’ils pensaient avec une sorte de stupeur, de désespoir, de calme dégoût (...) : « Mais j’ai déjà vu ça quelque part. Je connais ça. Mais quand ? Et où donc ? » » (p. 112)

Claude Simon. La Route des Flandres. Paris : Ed. de Minuit, coll. « Double » n°8, 1980, 327 p.

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